
Dans le précédent article, je vous avais donné rendez-vous pour une suite à lire autour de la pratique d’un art martial, en lien avec le Chi Nei Tsang et ces notions de digestion émotionnelle. Je vais faire une petite entorse à cette promesse (j’espère que vous m’en excuserez, en plus je vous ai fait beaucoup attendre!), en passant d’abord par un autre sujet qui me tient à coeur, mais qui, vous le comprendrez en me lisant, est très apparenté à ce que j’ai abordé précédemment.
Dans mon article précédent, nous avions vu que lorsque les émotions négatives ne sont pas résolues, reconnues et accueillies, elles finissent refoulées et stockées dans les organes qui résonnent avec elles, créant ainsi des blocages. Le toucher ciblé du Chi Nei Tsang permet d’accéder à ces émotions refoulées dans la zone abdominale et de les libérer, offrant ainsi un profond soulagement émotionnel. Le toucher thérapeutique de la technique est un baume pour le système nerveux, induisant la relaxation. Il réduit le taux de cortisol (l’hormone du stress) et favorise un état serein, ancré et équilibré.
Comme leurs ancêtres taoïstes, les praticiens modernes du Chi Nei Tsang reconnaissent que le corps ne se contente pas de digérer les aliments. Il digère également les émotions. Mais lorsqu’il est submergé, le corps se protège en enfouissant l’énergie d’un traumatisme (c’est-à-dire un évènement émotionnel ou physique indigeste) dans les tissus et les organes du corps – jusqu’à ce que la personne soit prête à le traiter. Le Chi Nei Tsang va aider la personne à apprendre à digérer avec succès non seulement les aliments, mais aussi les évènements émotionnels difficiles. Elle garde ce dont elle a besoin et libère le reste.
Maintenant que nous savons que les intestins contiennent plus de cellules neuronales (capables de sentir et de mémoriser) que notre moelle épinière, nous ne pouvons plus nous en étonner… Depuis sa parution en 1998, le livre de Michael Gershon (Professeur de pathologie et de biologie cellulaire à l’université de Colombia), “The Second Brain”, a commencé à révolutionner notre compréhension de cette zone du corps. Ce “deuxième cerveau” s’avère même être la seule partie du corps capable de fonctionner après que les connexions avec le cerveau ont été rompues.
Au cours de mes années de pratique dans mon cabinet, j’ai constaté que les troubles intestinaux concernent une majorité de femmes. Et en effet, des études ont démontré une prédominance féminine du syndrome du côlon irritable. Ces troubles se manifestent notamment sous forme de constipation, de ballonnements, de douleurs abdominales, d’une boule dans la gorge, de difficultés à déglutir…
Les femmes sont aussi plus exposées aux maladies associées aux troubles digestifs comme la migraine, le syndrome de la vessie douloureuse (cystite interstitielle), le syndrome anxiodépressif et la fibromyalgie. Cette dernière est dix fois plus fréquente chez la femme.
Par ailleurs, la présence d’un syndrome anxiodépressif contribuerait aussi à la présence de troubles fonctionnels intestinaux; or la dépression est deux fois plus fréquente chez la femme.
Parmi les pistes explorées pour expliquer cela, les chercheurs ont détecté des raisons biologiques et génétiques, liées aux hormones notamment, mais celles-ci n’expliquent pas tout, et d’autres éléments entrent en jeu.
Parmi ces derniers, la Dre Pauline Jouët (gastro-entérologue, spécialiste des troubles fonctionnels intestinaux chez la femme (service d’hépato-gastro-entérologie Hôpital Ambroise Paré à Boulogne-Billancourt et INSERM U987) énonce l’impact non négligeable du rôle que la société impose à la femme. Il s’avère aussi que les femmes ayant un syndrome de l’intestin irritable pourraient avoir été exposées plus souvent à un événement traumatisant (comme un abus ou un harcèlement sexuel) dans le passé que les hommes. Or ce type d’événement accroît la prévalence des troubles fonctionnels intestinaux.
D’autres facteurs sociaux comme l’expérience de l’adversité peuvent être relevés: dans le monde, 30% des femmes ont été victimes de violence physique ou sexuelle de la part d’un partenaire, et 7% ont subi des agressions sexuelles hors du cadre de la relation de couple. Les femmes victimes de violence ont deux fois plus de risques de développer des troubles psychiques tels que la dépression.
Le genre est également lié à divers déterminants de la santé mentale tels que la position économique, l’accès aux ressources et le statut social. Certaines études ont montré que le degré d’inégalité affecterait le ratio entre les sexes en matière de dépression.
Le Chi Nei Tsang peut aider à faire prendre conscience à la cliente que ses symptômes ne sont pas la preuve d’un corps brisé, mais plutôt le seul langage dont dispose son corps. Des douleurs intenses peuvent être générées pour avertir la personne d’une situation malsaine. Le devoir du praticien de Chi Nei Tsang n’est pas de réparer quoi que ce soit, mais d’aider la cliente à écouter et comprendre le message (la racine émotionnelle, le conflit interne, la situation malsaine), sous-jacent à ses symptômes.
Les conditionnements sont tellement profondément ancrés, depuis des millénaires de patriarcat, qu’il ne reste souvent plus que le corps pour exprimer le sentiment d’injustice et d’humiliation. Cependant, ces dernières décennies, nous assistons à une prise de conscience grandissante de cette violence systémique tellement enracinée dans la société qu’elle est longtemps demeurée invisible, car considérée comme normale.
Le mouvement MeToo, décrié par certains comme excessif (excessif?!! alors que nous savons que ce type de comportement masculin poussé à son extrême nous amène, à l’heure qu’il est, à un féminicide toutes les deux semaines en Suisse?!!), y a grandement contribué, et un certain nombre de films sur les rouages de la perversion narcissique dans la relation amoureuse sont apparus dans son sillage…
Parmi eux, on peut citer “Mon roi”, de Maïwenn en 2015, “L’amour et les forêts” de Valérie Donzelli en 2023, qui mettent en scène avec justesse les mécanismes de l’emprise dans le couple. Et puis, tout récemment, le procès des viols de Mazan, dont la victime, Gisèle Pélicot, a refusé le huis clos, et qui a marqué encore un jalon vers la prise de conscience de cette violence systémique sur le corps des femmes. Grâce au courage de cette femme qui a refusé le silence, d’autres femmes ont pu décoder les signaux d’alarme dans leur corps et passer à l’action.
Mes voyages en Inde m’ont probablement amenée à prendre conscience de cette prévalence féminine des troubles de la région abdominale bien avant que j’apprenne le massage Chi Nei Tsang. C’est le kalarippayatt, un art martial ancestral du Sud de l’Inde, qui m’avait attirée dans un premier temps vers ce vaste sous-continent. Et comme la pratique du kalarippayatt est étroitement liée à une tradition de soin par le massage, c’est par cette porte-là que je suis entrée dans l’univers des massages en 2006. J’ai appris le kalarippayatt, puis j’ai été initiée au massage kalari. Et dans le sillage du massage kalari, j’ai appris beaucoup d’autres techniques de soin par la suite. Parmi elles, le Chi Nei Tsang…
Mais revenons aux femmes de l’Inde. Celles que j’ai rencontrées là-bas étaient singulièrement nombreuses à souffrir de troubles abdominaux. Plusieurs jeunes filles dans les différentes familles que j’ai connues souffraient entre autres de douleurs menstruelles tellement intenses qu’elles devaient chaque mois se faire hospitaliser. Cela m’avait frappée et plongée dans la perplexité. La raison avait fini par me sembler évidente. Elle devait être liée à leur condition désavantageuse (pour le dire euphémiquement) dans la société indienne.
Dans le prochain article, c’est promis, je vous parlerai des liens étroits entre pratique de massage et pratique martiale dans les disciplines asiatiques du Chi Nei Tsang, du Nei Gong, du Kalarippayatt et du massage kalari. Et je développerai les bénéfices qui peuvent être récoltés, en particulier pour les femmes, à allier une démarche de soins thérapeutiques (physiques et psychologiques) à l’apprentissage d’un art martial.